Les Commissions de l’OIT
fonctionnent selon une procédure rigoureuse. On part d’un texte élaboré par le
Bureau international du travail. En l’occurrence celui-ci partait des
conclusions de la Conférence de 2011, laquelle capitalisait sur plusieurs
travaux antérieurs, remontant à la Déclaration en vue d’une mondialisation
équitable (1998), et se référait à des documents d’autres instances
internationales, comme l’ONU, la CNUCED[1],
le G20, etc… Il s’appuyait en outre sur
les réponses à un questionnaire, apportées par les Etats membres, y compris les
partenaires sociaux. Bref, on ne part pas de rien. La procédure d’assemblée est
réglée comme du papier à musique. Le groupe des travailleurs, celui des
employeurs, et chaque gouvernement, a la faculté de présenter par écrit des
amendements au texte. Les parties du texte qui ne font pas l’objet
d’amendements sont réputées approuvées. Dans ces conditions, le président de la
Commission, en l’occurrence l’ambassadeur luxembourgeois auprès de l’OIT, tient
un peu le rôle d’un commissaire-priseur ; son marteau constate les accords
et les majorités. Et sur le fond, chacun, partenaires sociaux comme
gouvernements, avait annoncé une adhésion assez large au texte.
En dépit de tout cela, la
progression est lente. Le texte à discuter comportait cinq pages. Le programme
prévoyait huit jours pour l’approuver. La Commission se réunit en général cinq
heures par jour. Ces réunions plénières sont entrecoupées de réunions pour
préparer la position des groupes.
Les amendements introduits sont
parfois importants et amènent des discussions assez intéressantes. Certains
arguments sont purement formels, ce qui n’empêche pas qu’ils prennent parfois
beaucoup de temps. Sur la base d’un amendement des travailleurs recommandant de
prévoir des statistiques de sécurité sociale agrégées «par sexe », la
Commission s’est baladée dans toutes sortes de directions avant de se mettre
d’accord sur « notamment par sexe ». Et cette discussion a eu lieu
vers la fin, quand toute les discussions de fond avaient eu lieu et que le
cheval commençait à sentir l’écurie. A croire que certains gouvernement
craignaient de perdre leur « per diem » si la Commission se terminait
trop tôt !
Lorsque fut annoncé le
« clash » de la Commission des Normes, traité par ailleurs sur ce
blog, interprété par la plupart de mes collègues comme une volonté du banc
patronal de saboter l’OIT, j’avoue avoir eu un moment d’inquiétude : le
beau consensus qui régnait « chez nous » n’allait-il pas voler en
éclat ? D’autant que le porte-parole des employeurs dans notre Commission,
le Belge Chris De Meester, dont tout le monde a pu louer la correction et
l’attitude constructive, s’était, à propos de ce clash, laissé aller dans une dépêche Belga à entrer
dans une polémique, l’attribuant à un « double jeu des syndicats ».
Mais non. Tout s’est finalement bien passé.
Alors, les impressions de départ
ont-elles été toutes confirmées ? Oui, avec un bémol en ce qui concerne
l’Union européenne. Celle-ci avait annoncé qu’elle apporterait dans le débat
l’expertise de ses Etats membres sur le sujet concerné. Oui mais voilà,
l’approche du sujet n’était pas tellement technique.
Au fur et à mesure des débats, on
a bien vu à quoi pourrait servir la Recommandation en discussion. Les pays qui
ne sont pas en mesure de créer une sécurité sociale sur le modèle des
assurances sociales des pays d’Europe continentale, de la protection
universelle scandinave ou des prestations minimales beveridgiennes, étaient
encouragés à créer un socle universel comprenant une couverture de santé, un
soutien aux enfants, aux personnes âgées et aux invalides, et une garantie de
ressources pour ceux qui font partie de la population active. Ce message
s’adressait essentiellement à l’Afrique et à la plupart des pays d’Asie. Les
pays bien avancés dans la création de ce socle étaient encouragés à ne pas
s’arrêter en si bon chemin, et à ratifier les instruments de l’OIT. Les pays
d’Amérique latine se retrouvaient avec enthousiasme dans ce programme.
Et, last but not least, les pays
qui avaient à leur actif certaines réalisations, étaient priés de ne pas
oublier leurs valeurs, lorsqu’ils devaient faire face à la crise. Message
adressé directement à l’Union européenne, et plus spécifiquement encore à la zone
Euro. C’est à partir de là, bien entendu, que les Romains s’empoignèrent. La
consultation du « Bulletin quotidien », qui annonce toutes les
réunions de la Conférence, apprenait que les pays européens se réunissaient
encore plus souvent que les travailleurs. Sans qu’on puisse dire que le Palais
des Nations tremblait au fracas de leurs discussions, il était notoire que les
débats y étaient, comme on dit, « francs et constructifs ». A la limite, c’est peut-être en leur sein que
se déroulaient les discussions les plus intéressantes. Discussions qui
anticipent des discussions qu’il faudra bien, un jour, avoir au niveau
européen : si le modèle social fait réellement partie des valeurs de
l’Union, il serait temps de le mettre sur le même plan que d’autres valeurs
(comme l’équilibre budgétaire et le libre-échange), et de prévoir des
procédures démocratiques pour réaliser les arbitrages qu’il faut.
Bref, pour quelqu’un qui
participe simplement à la Commission, le résultat manquait parfois de panache.
La position annoncée n’était
généralement que le plus petit commun dénominateur de positions antagonistes.
D’un côté, les pays attachés au modèle social : la Belgique, le
Luxembourg, la France, la Grèce (eh oui !) ; de l’autre, les pays
uniquement intéressés par le libre-échange (le Royaume Uni, la Pologne),
rejoints par l’Allemagne, championne de l’austérité, par les pays nordiques qui
se croient à l’abri dans leur petit cocon à la périphérie du continent et par des
pays comme l’Italie ou les Pays-Bas, qui ne savent plus très bien où ils en
sont. De surcroit, la porte-parole européenne, une fonctionnaire danoise,
n’avait apparemment pas une très grande finesse pour saisir les
« mouvements d’assemblée » (elle s’est un peu améliorée sur la fin).
Mais bon, tout cela n’est finalement
que détail. Avec un jour d’avance sur le programme, la Commission a terminé ses
travaux. Jour historique, selon le président : voilà les valeurs de la
sécurité sociale réaffirmées au niveau mondial, dans un texte élaboré de
surcroît de façon tripartite, et intégrées au corpus de l’OIT.
A l’heure où j’écris ces lignes,
il appartient encore à un comité de rédaction d’ôter par ci par là quelques
virgules, de vérifier la correction grammaticale, la traduction (l’anglais
« social inclusion » doit-il bien se traduire « insertion
sociale » ? Et pourquoi pas « inclusion sociale » ?),
mais globalement le texte ressemble à quelque chose. On dit que le chameau est
un cheval de course dessiné par une commission. Eh bien, après tout, et comme
dit la chanson, de Java à Sidi Borina, et de Calcutta à l’Himalaya, c’est bien
sur le chameau, et non sur le cheval de course, que peut compter l’infortuné
pour alléger son fardeau.
Quelques anecdotes
La République islamique d’Iran et
l’égalité entre hommes et femmes.
Comme il se doit, la Recommandation
reconnaît dès son préambule que « la sécurité sociale est un outil
important pour promouvoir l’égalité entre hommes et femmes », et affirme
l’égalité entre hommes et femmes comme principe fondateur. La République
islamique d’Iran a proposé un amendement en vue de substituer au mot
« égalité » le terme anglais « justice », traduit en
français par « équité ». Aïe ! Allait-on assister à un
« choc des civilisations », le monde musulman se laissant persuader
que la sécurité sociale, comme les droits de l’homme, est un élément de la
croisade occidentale contre la loi islamique ? Non, fausse alerte. L’Iran
était représenté à la Commission par une jeune femme qui s’exprimait en anglais
avec l’accent américain, et fut opportunément absente lorsque son amendement
devait être discuté. L’amendement ne fut par ailleurs soutenu ni repris par
aucun des Etats musulmans présents dans la salle. Et voilà l’égalité entre
hommes et femmes confirmé comme principe universel.
Comment l’Europe se fait aimer du
monde.
La Commission discutait du droit,
pour les bénéficiaires de la protection sociale, d’exercer des recours contre
les décisions qui les concernent. Le texte en discussion précisait que ces
procédures devaient être « efficaces, simples, rapides, accessibles et peu
coûteuses ». Amendement de la Turquie, appuyé par le Chili : ajouter
les adjectifs « transparentes et impartiales ».
Accord des travailleurs. Première
réaction des employeurs : d’accord, bien sûr, avec les principes défendus,
mais ceux-ci vont un peu de soi, et il faut éviter d’alourdir le texte. Première
à parler, sur le ton d’une institutrice excédée par la question importune d’un
cancre : l’Union européenne rejette l’amendement, pour les raisons
excellemment exposées par les employeurs. Parlent ensuite plusieurs pays
d’Amérique latine, d’Asie et d’Afrique, ainsi que les Etats-Unis, le Canada et
l’Australie, pour soutenir l’amendement turc.
Certains délégués africains avouant même sans ambages que cet
amendement, loin d’être redondant, représentait un enjeu dans leur pays. Ce qui conduit le délégué employeur à
reprendre la parole pour, ayant écouté les arguments, revenir sur sa position
de départ. Croyez-vous que l’Europe a daigné faire de même ? Que nenni. De
façon tout à fait inutile, elle a préféré s’isoler, obliger le président à
constater une large majorité plutôt qu’un consensus, et vexer un pays candidat
à l’adhésion (même s’il n’est pas sans reproche eu égard aux normes de l’OIT),
qui d’ailleurs a bien compris que le problème se trouvait du côté de l’Europe,
et non du sien.
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