mardi 5 juin 2012

Un jour noir

Le ciel nous est tombé sur la tête à Genève. Ce matin Marc Leemans a entamé ses explications au sein du groupe des travailleurs par les mots suivants : ‘Ce fut une journée noire pour l’Organisation internationale du travail et pour les travailleurs en particulier’.

Les tentatives acharnées de parvenir, comme les années précédentes, à s’accorder entre employeurs et syndicats sur une liste de vingt-cinq pays à analyser à partir d’aujourd’hui par la Commission de l’application des normes, se sont soldées par un échec. Il n’y a pas de liste ! Hormis quelques déclarations formelles de part et d’autre et la routine habituelle pour l’approbation des rapports, la Commission a cessé ses travaux et ses membres peuvent rentrer chez eux sans être parvenus à leurs fins. C’est un fait incroyable et sans précédent.

Cette situation requiert quelques explications, notamment parce que, ces derniers jours, nous n’avons fait aucune communication sur ce blog concernant les difficultés rencontrées à la Commission – afin d’éviter de mettre de l’huile sur le feu. La situation s’était déjà dégradée la semaine dernière, au début des travaux, lorsque nous avons passé au crible L’étude d’ensemble de la Commission des experts. Ce rapport analyse la situation en termes de ratification et de respect des normes fondamentales du travail : la liberté syndicale, le droit aux négociations collectives, l’interdiction du travail des enfants, le travail forcé et la non-discrimination. Dans ce rapport, les experts ont rappelé de façon détaillée que le droit de grève découle de la convention n°87. Ce n’est pas seulement la jurisprudence permanente de la Commission des normes qui l’affirme mais également celle du Comité de la liberté syndicale. C’est un aspect pour lequel les employeurs ont toujours éprouvé de grosses difficultés au sein de la Commission des normes. Ils affirment que les experts ne sont pas mandatés pour se pencher sur le respect du droit de grève, ce qui ne les a jamais empêchés de parvenir à établir une liste équilibrée comportant aussi des pays qui violent le droit de grève.

Il fallait donc s’attendre à ce que la discussion sur l’étude d’ensemble mette le feu aux poudres.

En revanche, nous n’avions pas du tout prévu que les employeurs seraient intransigeants au point de paralyser totalement le fonctionnement de la Commission. Non seulement la discussion sur l’étude d’ensemble a été clôturée sans la moindre conclusion commune mais en outre les employeurs ont refusé que la liste comporte des pays qui, selon les experts, enfreignent la convention n°87. C’était totalement inacceptable pour les syndicats. D’autant plus que la plupart de ces pays violent précisément le droit de grève. Alors que tout le monde, hormis les employeurs, s’accorde sur le fait que le droit de grève relève de la liberté syndicale, il ne faut pas s’attendre à ce que les syndicats affirment le contraire pour réussir à établir une liste. Malgré toutes les tentatives pour parvenir à un compromis acceptable, allant jusqu’à l’intervention musclée du Directeur Général Juan Somavia, les employeurs sont demeurés intraitables. Plus grave, ils ont tiré à boulets rouges sur tous les aspects au point d’offenser les experts et la section du Bureau international du Travail qui veille au respect des normes du travail. En fait, ils cherchaient délibérément à provoquer la rupture. Il faut également savoir que l’étude d’ensemble est disponible depuis début mars et que, depuis lors, plusieurs réunions préparatoires ont déjà été organisées. Jusqu’à mardi dernier, rien ne laissait présager que les employeurs éprouvaient tant de difficultés à accepter le rapport et qu’ils souhaitaient amputer la liste des pays chaque fois que le droit de grève était en cause.

Cette situation a provoqué une onde de choc parmi les représentants des travailleurs et de nombreux gouvernements. Les travailleurs se sentent “outragés” ainsi que titrait le communiqué de presse de l’OIT de ce mardi. Essayez d’imaginer ce qu’il se passe. Vous venez d’un pays où telle ou telle norme de l’OIT est constamment bafouée, où l’on viole la liberté de négociation, les syndicats sont muselés, les syndicalistes sont assassinés, les grévistes sont enfermés dans des geôles, le travail des enfants prospère, le travail forcé prolifère, certains groupes de la population sont fortement discriminés, les femmes sont systématiquement reléguées au second plan, etc. Au cœur de ce drame, il y a l’espoir suscité par le fait que les experts de l’OIT reconnaissent le problème et que le gouvernement peut être amené à rendre des comptes, ici à Genève. A présent, les syndicalistes de ces pays – ou d’autres pays venus apporter leur soutien – qui se rendent à Genève s’entendent dire que ces gouvernements ne doivent pas s’expliquer cette année. Hormis le Myanmar qui fait à nouveau l’objet d’un traitement spécial.

Mais les enjeux sont plus vastes. C’est l’essence même de l’Organisation internationale du travail qui est remise en cause. Ce sont plus de 25 pays qui sont appelés à se justifier cette année. Il s’agit de l’avenir du mécanisme de surveillance international, de l’avenir de la Conférence internationale du travail en tant que plateforme de concertation tripartite et de l’avenir des normes internationales du travail. Chacun en est bien conscient ici. Les employeurs ont fait échouer les travaux de la commission d’application des normes. Aujourd’hui, ce sont les fondements de l’ensemble de l’organisation qui risquent de vaciller.

Qu’est-ce qui les incite à agir ainsi ? Les syndicats cherchent activement les causes de ce comportement, totalement imprévisible.

Est-ce pour se venger de ce que le groupe des travailleurs est parvenu à ses fins lundi dernier avec la désignation de son candidat, Guy Ryder, à la succession du Directeur Général Juan Somavia? Peu d’indications vont dans ce sens. Les employeurs semblent plutôt avoir tourné rapidement cette page, essentiellement parce que le groupe des employeurs a toujours épouvé beaucoup de respect pour la personne de Guy Ryder.

Serait-ce à cause du nouveau porte-parole du groupe des employeurs au sein de la Commission de l’application des normes ? Il s’agit actuellement de Chris Syder, un avocat britannique. Ce n’est donc pas un employeur ni un membre de la direction d’une organisation patronale. Toute personne tant soit peu familiarisée avec le dialogue social sait qu’il faut confiner les avocats à un rôle de spectateur. En particulier lorsque, à l’instar de Syder, ils semblent avoir peu l’expérience des négociations collectives et de l’art du compromis (dixit Luc Cortebeeck), compétence de base essentielle.

Toutefois, cette suggestion n’est qu’une explication partielle car pour se rendre coupable de toutes ces provocations, Syder doit être mandaté par une large frange du groupe des employeurs présent ici. On peut s’attendre à ce que ces derniers parlent également au nom des organisations patronales nationales qui les ont envoyés à Genève. Il est évident depuis un certain temps que ce sont les extrémistes qui prédominent au sein du groupe des employeurs. Les modérés se tiennent à leur côté et les observent. Nous le constatons ici aussi avec les représentants des employeurs belges. Il est possible de suivre leurs états d’âme sur Twitter. Notons – outre les niaiseries classiques manifestement propres à ce mode de communication – à quel point ils utilisent Twitter pour commenter les événements de la Commission des normes, comme s’ils y étaient étrangers et comme s’il s’agissait de faits divers qui n’intéressent personne – dixit l’un des représentants patronaux. A présent que le mal est fait, ils l’assument et tentent de rejeter la faute sur les syndicats. Les syndicats jouent un double jeu, ainsi que l’a affirmé la FEB dans un message sur Twitter, sans préciser la teneur de ce double jeu.

Un film que nous avons découvert avant-hier sur Youtube nous apporte un début d’explication : au nom des employeurs britanniques, Chris Syder y aborde très concrètement la question du droit de grève, tel qu’il est garanti par l’Organisation internationale du Travail. Ce film a été enregistré l’an dernier après la vague de grèves du secteur public au Royaume-Uni. Voici le raisonnement en substance. ‘Partout dans le monde, les travailleurs commencent à mieux s’organiser, à travers les syndicats internationaux et les médias sociaux. Au niveau national, les programmes d’austérité les poussent toujours plus à la grève. En revanche, quand on demande aux gouvernements d’intervenir, en rendant plus stricte la législation sur le droit de grève, Cameron est aux abonnés absents. Par peur de se faire sermonner par la Conférence internationale du travail. A l’instar de la Grèce, qui est la cible de la vindicte populaire en raison de ses infractions aux normes de l’OIT sur la liberté syndicale et le droit aux négociations collectives. Nous devons donc absolument veiller à ce que les normes internationales en matière de liberté syndicale, de droit aux négociations et en particulier de droit de grève (“this dready thing”) restent des soft law, sans impact sur la législation nationale et la jurisprudence.’ Syder ajoute encore : ‘les employeurs britanniques sont en contact avec les employeurs français, allemands et espagnols pour définir une stratégie commune.’

Ce constat nous amène à l’hypothèse suivante. La gouvernance économique a donné le beau rôle aux employeurs européens. Sous la pression des injonctions européennes, les fameuses recommandations, ils ont pu obtenir des remises en cause incroyables de la liberté syndicale, du droit de négocier, de la sécurité sociale et de la protection du travail. Un petit problème se pose toutefois. De temps à autre, l’OIT leur rappelle quelques principes sociaux fondamentaux. Et parfois ce sont d’autres institutions internationales qui prennent le relais, ce qui a le don d’énerver les employeurs européens parce que ces principes les empêchent d’avoir les coudées franches aux niveaux national et européen. Mais qui aurait osé imaginer que les employeurs européens ébranleraient les fondements de l’Organisation internationale du Travail, sous la houlette des Britanniques ?

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